L’infini : mystères et limites de l’univers

L’infini constitue-t-il une dimension effective et multiple de la réalité ? Ou bien réside-t-il seulement dans notre esprit, fiction nécessaire à la pensée à quoi nulle réalité physique ne saurait correspondre ? Quelle importance a-t-il en mathématiques ? et en physique ?

Le marcheur, dans la succession de ses pas (un pas, puis un autre, et encore un autre), saisit que sa marche peut se répéter indéfiniment. En principe, il peut toujours faire un pas de plus.

Qu'est-ce que l'infini ? Ici, la Voie lactée. © FelixMittermeier, Pixabay, DP

L’infini potentiel

Cette répétition sans limitation conduit à l’intuition première d’un indéfini sans fin : c’est l’infini potentiel, faculté d’aller toujours un peu plus loin. Il est naturellement lié à la notion de successeur d’un entier naturel : 1, 2, 3, etc. À un nombre succède toujours un autre nombre, et il n’en existe pas de dernier, car ce dernier nombre a un successeur. C’est le principe de la récurrence, processus fondamental générateur de l’infini potentiel.

Mais alors, énoncer le 2 préfigure déjà l’infini potentiel. Car 2 = 1 + 1, et rien n’empêche d’écrire ensuite 2 + 1 = 3, 3 + 1 = 4, ad infinitum. Un c’est l’unité ; deux c’est déjà le divers, la multiplicité. Si 2 implique déjà l’infini, cela signifie-t-il que la multiplicité, le divers, sont eux-mêmes potentiellement infinis ?

On le voit, le problème de l’infini concerne autant la philosophie (et la théologie, l’art, l’éthique…) que les sciences de la nature. Encore faudra-t-il distinguer entre les sciences de l’univers, les sciences de la matière et les sciences du nombre, c’est-à-dire les mathématiques.

L’infini chez Aristote

Chez Aristote, le mot « infini » était associé à l’expression de l’imperfection. À sa suite, les scientifiques (et plus encore les philosophes et les théologiens) ont fait preuve, au cours des siècles, d’une résistance acharnée à l’idée d’infini actuel, au-delà de toute position rationnelle. Les premiers pères de l’Église chrétienne, les néoplatoniciens et les scolastiques le considéreront d’abord comme attribut de Dieu.

Il s’acheminera ensuite de la théologie vers les mathématiques et la philosophie de la nature, s’exprimant à propos de la géométrie perspective (XVe siècle), des infiniment grands de la cosmologie (XVIIe siècle) et des infinitésimaux (XVIIe et XVIIIe siècles). Les infinis deviendront ainsi concevables avant d’être proprement fondés et classés, cette dernière étape relevant des mathématiques et de la logique et occupant les deux siècles qui nous précèdent.

L’infini en mathématiques

Tandis que le physicien cherche généralement à évacuer l’infini de ses théories, toutes les mathématiques sont arc-boutées sur le concept d’infini. Celui-ci se rapporte en effet à la notion de nombre et à celle d’ensemble. Existe-t-il un nombre que l’on puisse associer à la notion d’infini ? Existe-t-il des ensembles contenant un nombre infini d’éléments ? Nous formulons ici ces questions d’une manière quelque peu naïve car nul n’est capable de dire vraiment ce que veut dire « exister » en mathématiques : les nombres existent-ils en dehors de nous, dans un autre niveau de réalité ? Toujours est-il que les infinis sont source de paradoxes qui ont empêché pendant deux mille ans la constitution d’une théorie permettant leur manipulation. Parmi ces paradoxes, les plus frappants furent celui des indivisibles (à propos des infiniment petits) et celui de la réflexivité (à propos des infiniment grands). En fait, ces deux infinis apparaissent indissolublement liés : dans la partie la plus infime d’une longueur, par exemple, il semble que l’on puisse trouver un nombre infiniment grand de points, de dimension infiniment petite.

L’omniprésence de l’infini en mathématiques est étonnante, car l’Homme est un être fini, limité, embarqué sur une planète limitée et finie. Pourtant, cet être fini examine l’infini et en joue, au point que l’infini lui est indispensable pour appréhender le fini. Un exemple immédiat est le calcul du nombre π, rapport entre la circonférence d’un cercle et son diamètre. Il s’agit d’une longueur finie, mais son expression est un nombre comportant une infinité de décimales. Pour calculer ce nombre (Archimède l’avait déjà tenté), il faut utiliser un processus infini.

C’est le mathématicien Bernard Bolzano qui, au début du XIXe siècle, a proposé pour la première fois pour l’infini un statut équivalent à celui du fini. À la fin du même siècle, les travaux de Georg Cantor, aujourd’hui considérés comme à l’origine des mathématiques modernes, furent rejetés avec horreur par les scientifiques ; Georg Cantor se battit seul, jusqu’à en perdre la raison.

Le ciel en rayons gamma (vu par Egret). Cette carte pourrait contenir des informations sur la présence d'antimatière dans notre galaxie... © Nasa, DP

L’infini en physique

Par ricochet, il a fallu attendre le début du XXe siècle pour une réhabilitation (partielle) de l’infini dans la physique. La théorie quantique, la cosmologie relativiste ou les modèles de trous noirs, par exemple, ont fait surgir de nouveaux infinis. Depuis, fini et infini se côtoient au sein des mêmes modèles.

Au-delà de l’histoire (indispensable, car nul ne peut comprendre l’objet d’une science s’il n’en connaît pas l’histoire), nous voulons repenser « l’actualité de l’infini », l’infiniment grand et son jumeau l’infiniment petit, à la lueur des théories modernes. Nous prétendons notamment montrer que la cosmologie relativiste reste le seul domaine de la physique d’où l’infini « actuel » (infinité de l’espace, éternité du temps) n’ait pas été éliminé, ce qui reflète sa position épistémologique particulière au sein des autres sciences. Quant aux développements les plus récents de la physique (topologie de l’espace-temps, renormalisation, vide quantique, théorie des supercordes, cosmologie quantique), ils font sans cesse renaître l’infini de ses cendres, tel un sphinx énigmatique aux multiples visages…

Les partisans d’un monde fini ont buté sur une difficulté fondamentale : il semblait indispensable d’assigner à un monde fini un centre et une frontière. Or, la notion de « bord » de l’univers est vite devenue problématique…

« L’infini du ciel, avec ses défis, son roulement, ses mots innombrables, n’est qu’une phrase un peu plus longue, un peu plus haletante que les autres. » René Char, Possessions extérieures.

Notre monde est-il fini ou infini ? Ici, schéma de l'histoire de l'univers. © Luis Fernández García, Wikimedia Commons, DP

La notion de centre ne pose guère de difficulté conceptuelle : il suffit d’y placer la Terre, comme dans les systèmes géocentriques de l’Antiquité (les apparences vont dans ce sens), ou encore le Soleil, comme le propose dès le IIIe siècle avant notre ère Aristarque de Samos dans son système héliocentrique. La notion de « bord » de l’univers est en revanche plus problématique.

Quelles sont la forme et la taille globale de l’univers ? Au cours de l’histoire des sciences, de nombreux modèles ont été proposés, infinis ou non, ouverts, fermés ou encore plats. Et la question fait toujours débat. Futura a posé la question à Jean-Pierre Luminet, astrophysicien de renom, qui nous parle de sa théorie de l’univers chiffonné en vidéo. © Futura

Le paradoxe d’Archytas de Tarente

Archytas de Tarente, pythagoricien du Ve siècle, énonce le premier un paradoxe visant à démontrer l’absurdité de l’idée d’un bord matériel du monde. Son argument a connu une fortune considérable dans tous les débats sur l’espace : si je suis à l’extrémité du ciel des étoiles fixes, puis-je allonger la main ou un bâton ? Il est absurde de penser que je ne le peux pas et, si je le peux, ce qui se trouve au-delà est soit un corps, soit l’espace. Nous pouvons donc aller au-delà de cela encore, et ainsi de suite.

Et s’il y a toujours un nouvel espace vers lequel on peut tendre le bâton, cela implique clairement une extension sans limites. On est ainsi conduit à considérer que ce qui est au-delà du monde, substance ou espace, fait toujours partie du monde. Si bien que le monde ne peut logiquement être borné sans qu’il y ait paradoxe…

Cieux concentriques au Moyen Âge. Jusqu'au début de notre siècle, il semblait qu'un monde fini devait avoir un bord. Mais alors, qu'y avait-il au-delà de ce bord ? Les mathématiques et la physique d'aujourd'hui ont supprimé ce paradoxe : il est possible d'envisager, sans contradiction aucune, un espace fini mais sans frontière, aussi bien qu'un espace infini. Ici, gravure coloriée par Blandine Lemoine. © Explorer, 1993, original au Deutsches Museum, Munich, coll. Carmen

Univers fini vs univers infini

Les atomistes, tel Lucrèce, qui donne l’image d’une lance jetée depuis le bord de l’univers, et, par la suite, tous les partisans d’un univers infini comme Nicolas de Cues et Giordano Bruno, reprendront le raisonnement. Il est clair que, si l’on conçoit l’univers comme un espace enclos dans une enveloppe (par exemple la surface de la sphère des étoiles fixes telle qu’elle est imaginée par Platon et Aristote), le paradoxe est insoluble. Mais, au cours des siècles, les défenseurs de l’univers fini tenteront de trouver des explications satisfaisantes.

L’une d’elles, issue de la doctrine aristotélicienne revue par le Moyen Âge chrétien, propose un bord graduel : le monde physique, domaine des éléments corruptibles, se change progressivement en monde spirituel, de nature incorruptible. Cette solution résout le paradoxe de deux façons : soit la lance, constituée d’éléments terrestres, retombe vers son lieu naturel qu’est la Terre, soit elle passe effectivement la frontière, mais se transmute en élément éthéré… Une autre explication moins alambiquée, prônée par les stoïciens, est le bord mobile : le monde matériel est fini, mais il est entouré d’un vide infini. Projeter la lance au-delà du bord agrandit simplement le cosmos, en en repoussant la frontière.

Il faudra attendre le développement des géométries non euclidiennes au XIXe siècle pour résoudre la controverse de façon satisfaisante. Ces nouvelles géométries permettent de concevoir des espaces aux propriétés différentes de celles que nous apprenons à l’école : la somme des angles d’un triangle n’est pas toujours égale à 180° ; par un point extérieur à une droite, ne passe pas toujours une parallèle et une seule… Surtout, de tels espaces peuvent être d’extension finie sans avoir de bord, tout comme, à deux dimensions, la surface d’une sphère. En outre, les recherches modernes sur la topologie globale des espaces (que ces derniers soient euclidiens ou non) aboutissent également à des solutions de volume fini mais sans bord.

Un univers fini mais sans bord ?

Si de tels espaces ont, au début, paru posséder des propriétés « monstrueuses », les mathématiciens les ont vite reconnus comme parfaitement fondés. Et les physiciens ont à leur tour considéré qu’ils offraient de meilleures représentations de l’espace réel. Appliquées à la cosmologie, toutes ces nouvelles géométries permettent de considérer sans contradiction aucune un univers fini mais sans frontière.

Ces notions ne sont toutefois guère intuitives. Encore aujourd’hui, dans l’esprit de beaucoup de gens, c’est plutôt la conception stoïcienne qui prévaut. Tous ceux qui, à propos des modèles de Big Bang proposés par la cosmologie moderne, se demandent dans quoi l’univers se dilate, ont cette image mentale d’un cosmos-bulle à bord mobile, gonflant dans un espace vide et infini. Or, cette image doit être abandonnée. Les modèles cosmologiques relativistes identifient l’univers à l’espace, précisément, à une entité physique et géométrique plus générale, l’espace-temps-matière. Donc, l’univers, qu’il soit fini ou infini, ne peut gonfler dans quoi que ce soit, car il n’y a pas d’espace en dehors de lui-même !

De la même façon que le concept de centre cosmique est éliminé par le « principe cosmologique » (en vertu duquel l’univers, homogène, est partout le même), la notion de bord de l’univers est éliminée par le « principe du contenu » : l’univers physique contient tout ce qui est physique et rien d’autre. Cet énoncé semble trivial, mais il est plus profond qu’il n’y paraît. Il dit en particulier que l’univers n’est pas un objet physique comme les autres. Tout objet a un bord, même si celui-ci n’est pas net, comme dans le cas du Soleil ou d’une galaxie. Or, l’univers n’a pas de bord. L’espace et le temps ne sont pas des réceptacles vides dans lesquels le monde matériel peut être placé, à la façon d’un objet. Ils font partie intégrante de l’univers. Pour reprendre l’heureuse expression de Nicolas de Cues : « La fabrique du monde a son centre partout et sa circonférence nulle part ».

La révolution cosmologique du début du XXe siècle est le fruit de la conjonction entre l’avancée théorique fournie par la relativité générale d’Einstein et les progrès observationnels. Découvrez les notions d’univers relativiste et d’espace-temps.

L'univers relativiste et l'espace-temps. © Rani Ramli, Pixabay, DP

La relativité générale bouleverse les concepts même de temps et d’espace. L’univers n’est plus une structure d’espace (euclidien) immuable, dans laquelle se déroulent des phénomènes mus par des forces ; il devient un espace-temps « déformable », ce que les mathématiciens nomment « une variété à quatre dimensions » (trois pour l’espace, une pour le temps), déformée par la présence de matière.

La gravitation, une manifestation de la courbure de l’espace-temps

Cette déformation correspond à la gravitation, qui devient une manifestation de la courbure de l’espace-temps. À ce titre, elle dicte les trajectoires possibles des particules matérielles et des rayons lumineux, astreints à épouser les contours de la géométrie courbe.

La relativité générale offre une nouvelle vision de l'univers en termes d'espace-temps souple, tissé par la lumière et courbé par la matière. Photo extraite de Infiniment courbe, un film de Laure Delesalle, Marc Lachièze-Rey et Jean-Pierre Luminet. © CNRS Images, DR

Les équations fondamentales de la relativité (les équations d’Einstein) décrivent la manière dont le contenu matériel de l’univers détermine la géométrie de l’espace-temps. La théorie permet ainsi une description de l’univers dans son ensemble, selon des modèles cosmologiques plausibles.

Bien entendu, parmi l’ensemble de solutions que permet la théorie, certaines seulement décrivent correctement notre univers en accord avec les observations astronomiques. En tout état de cause, le caractère non euclidien de l’univers apparaît dès lors non plus comme une étrangeté, mais au contraire comme une nécessité physique pour rendre compte des phénomènes gravitationnels : la courbure est reliée à la densité de matière.

Einstein calcule le premier modèle d’univers relativiste

En 1917, Einstein calcule le premier modèle d’univers relativiste. Sa grande nouveauté est de proposer une approche entièrement nouvelle de la question de l’espace fini ou infini. Comme Riemann, il veut un univers clos (c’est-à-dire de volume et de circonférence parfaitement finis et mesurables) et sans frontière, aussi choisit-il l’hypersphère pour modéliser la partie spatiale de l’univers.

Avec cet article inaugural de la cosmologie moderne, Einstein a conscience de s’aventurer en terrain nouveau. Il prend en effet le contre-pied de la philosophie positiviste illustrée par l’affirmation de Kant : « Aucune observation ne saurait confirmer la thèse de la cosmologie rationnelle, dont l’objet dépasse toute expérience possible ». C’est précisément ce que bat en brèche le modèle d’Einstein : « La question de savoir si le monde est spatialement fini ou non me paraît être une question qui a un sens en géométrie pratique. Il ne me semble même pas exclu que l’astronomie trouve une réponse à cette question dans un avenir relativement proche ». Et Einstein prend nettement parti pour un univers spatialement fini, afin de ne pas être en contradiction avec l’hypothèse de Mach sur l’inertie des corps : « Je ne voudrais pas manquer de rappeler qu’on peut avancer une raison théorique en faveur de l’hypothèse de la finitude de l’univers. La théorie de la relativité générale nous apprend que l’inertie d’un corps déterminé est d’autant plus grande qu’il y a plus de masses pondérables dans son voisinage ; il semble donc parfaitement naturel d’attribuer l’effet d’inertie total d’un corps à l’interaction entre celui-ci et les autres corps de l’univers ; de même que la pesanteur est, depuis Newton, entièrement attribuée à une interaction des corps entre eux. On peut déduire des équations de la théorie de la relativité générale que cette explication de l’inertie par la seule interaction entre les masses — telle que par exemple Ernst Mach l’appelait de ses vœux  suppose nécessairement un univers spatialement fini ».

Le modèle d’Einstein fait par ailleurs l’hypothèse d’un univers statique, le rayon de l’hypersphère restant invariable au cours du temps. En vérité, les solutions cosmologiques de la relativité permettent tout à fait d’envisager un espace qui se dilate ou se contracte au cours du temps : c’est ce que démontre le théoricien russe Alexandre Friedmann, entre 1922 et 1924. Le modèle d’Einstein sera abandonné au profit des solutions dynamiques. Mais la nouveauté subsiste : il est possible d’envisager un espace fini et sans borne. Il est d’ailleurs également possible d’envisager un espace infini. La relativité a donc totalement actualisé le dilemme fini ou infini, en mettant à la disposition des cosmologues des espaces explicitement finis ou explicitement infinis.

En mathématiques, l’infini se présente sous plusieurs formes. Les nombres sont-ils infinis ? Pour le savoir, découvrons la notion de nombres irrationnels (notamment les nombres transcendants) et celle de suites.

« Plus qu’aucune autre question, celle de l’infini a depuis toujours tourmenté la sensibilité des Hommes ; plus qu’aucune autre idée, celle de l’infini a stimulé et fécondé leur raison ; mais plus qu’aucun autre concept, celui de l’infini demande à être élucidé. » David Hilbert.

Les nombres sont-ils infinis ? © Geralt, Pixabay, DP

Ne pouvant concevoir de fin au processus d’énumération des nombres entiers (voir page 2 de ce dossier), nous sommes tentés de les déclarer en nombre infini. Leur suite apparaît infinie mais il s’agit d’un infini potentiel. Pouvons-nous être plus précis ? Pouvons-nous parler du nombre de tous les entiers, et le manipuler ? Saint Augustin accordait cette faculté à Dieu et à Lui seul : « L’intelligence divine est capable d’embrasser toute infinité et de dénombrer les êtres innombrables sans énumération mentale ». Après lui, un long processus aboutira à une « actualisation » de cet infini potentiel : la théorie des ensembles et les travaux de Cantor au XIXe siècle permettront de définir l’infini, ou plutôt les infinis « cardinaux ».

Une autre question similaire, mais légèrement différente, se pose. Alors qu’il semble toujours possible de construire un nombre entier plus grand que n’importe quel autre nombre, on voudrait pouvoir parler du « plus grand de tous les nombres entiers ». Si l’expression a un sens, elle ne peut caractériser qu’un nombre infini. Un tel infini serait qualifié « d’ordinal », par opposition au cardinal.

Si une longue histoire a mené les mathématiques vers les grands infinis ordinaux et cardinaux, l’infini se présente en mathématiques sous d’autres modalités. Auparavant, il est important de reconnaître que la manipulation de certains nombres finis exige de faire appel à une certaine notion d’infini. C’est par exemple le cas des nombres irrationnels, c’est-à-dire les nombres qui ne sont pas des fractions.

Les irrationnels

Au VIe siècle avant notre ère, les mathématiciens grecs, influencés par Pythagore, pensaient qu’à toute grandeur physique ou géométrique il était possible d’associer soit un nombre entier, soit un rapport de nombres entiers, appelé « nombre rationnel ». Très rapidement, ils se sont aperçus qu’ils avaient besoin d’utiliser d’autres nombres que les rationnels. Par exemple, on peut élever un nombre au carré en le multipliant par lui-même. L’opération inverse consiste à prendre la racine carrée. Or, aucun rationnel n’est la racine carrée de 2 ; pourtant la longueur de la diagonale d’un carré de côté 1 doit bien avoir cette valeur, que l’on note √2. De même, si l’on calcule exactement le périmètre d’un champ carré de superficie 2 km2, par exemple pour acheter une clôture, on trouve 4√2 km. Ce nombre est également irrationnel. La longueur √5 mètres de l’hypoténuse d’un triangle rectangle dont les côtés mesurent 1 mètre et 2 mètres est un irrationnel. Le nombre d’or (1 + √5) / 2 qui, traditionnellement, définit les canons de la beauté, correspond au partage « idéal » d’une longueur en sa plus juste proportion ; celle-ci est définie de telle manière que le rapport de la plus petite à la plus grande partie soit égal au rapport de la plus grande au tout. C’est aussi un irrationnel. En fait, tout nombre irrationnel combiné avec un rationnel par les opérations d’addition, soustraction, multiplication et division est lui-même irrationnel.

La découverte des irrationnels a débouché sur la première crise de l’histoire des mathématiques. En effet, ils s’avèrent, dans la pratique, aussi indispensables que les entiers ou les rationnels. Pourtant, leur définition et leur écriture font appel à la notion d’infini : chacun d’eux ne peut être écrit qu’avec un nombre infini de décimales. En langage moderne, tout nombre peut s’écrire sous forme décimale. L’écriture d’un nombre irrationnel exige de spécifier la suite de toutes ses décimales. Or, cette suite se distingue précisément par son caractère infini : si elle était finie (ou infinie mais périodique), cela prouverait que l’on peut écrire le nombre en question sous forme du rapport de deux nombres entiers : ce serait un rationnel.

Cette spécificité ne tient pas au caractère décimal de l’écriture, mais traduit le fait que ces nombres sont vraiment conçus comme le résultat d’un processus infini. Supposons que l’on veuille simplement vérifier si deux nombres irrationnels sont égaux : cela exige de comparer toutes les décimales une à une, donc un nombre infini d’opérations. Tout calcul numérique à partir de nombres irrationnels implique une infinité d’opérations. Ils sont, d’une certaine manière, à la fois finis et infinis, selon le point de vue dont on les considère (d’une autre manière, un segment de droite est fini du point de vue de sa longueur, infini du point de vue de l’ensemble de ses points).

Bien que la définition des nombres irrationnels fasse appel à l’infini, nous manipulons aujourd’hui sans état d’âme particulier des nombres tels que √2 définis comme limite d’une suite infinie de nombres rationnels (ou, si l’on préfère, par un nombre infini de décimales). L’infini qui a servi à les construire est totalement occulté et ces nombres nous apparaissent comme parfaitement finis.

Les ensembles de nombres : de quelques décimales…

Les nombres les plus simples sont les nombres entiers positifs 1, 2, 3, etc., dont l’ensemble est noté par la lettre N. À partir d’eux, l’opération de soustraction (inverse de l’addition) permet de définir les entiers négatifs -1, -2, -3, etc.

D’une manière similaire, l’opération de division (inverse de la multiplication) conduit à définir les fractions, ou nombres rationnels, dont l’ensemble est noté par la lettre Q. Tout nombre rationnel (c’est-à-dire fractionnaire) peut s’écrire sous forme décimale. Mais, ou bien ces décimales sont en nombre fini (exemple 5 / 4 = 1,25), ou bien elles montrent une périodicité (exemple : 1 / 9 = 0,111111…).

Peut-on alors considérer un nombre ayant un nombre infini de décimales non périodiques ? La réponse est oui. Correspond-il à une fraction ? La réponse est non. Ce nombre est un irrationnel.

Les transcendants

Parmi les irrationnels, certains sont d’une nature encore plus compliquée que les autres : ce sont les nombres transcendants, qui ne sont racine d’aucune équation algébrique de type anxn + an-1xn-1  + … + a1x + a0 = 0, où les an sont des entiers relatifs. C’est le cas du nombre π, qui exprime le rapport de la circonférence d’un cercle à son diamètre, ou de e ≈ 2,71828…, la base des logarithmes naturels.

Leibniz, appliquant son calcul infinitésimal à la résolution de problèmes physiques, trouva comme solution des courbes transcendantes (c’est-à-dire solutions d’équations non algébriques). Ces courbes ont, comme les nombres relevant du même qualificatif, un caractère infini, ce qui fait dire à Leibniz que « l’origine des grandeurs transcendantes, c’est l’infini ». Le fait qu’elles apparaissent comme solutions de certains calculs physiques justifie selon lui leur étude, ainsi que celle de l’infini : « La nature fait entrer l’infini dans tout ce qu’elle fait ». Et, en effet, l’infini se trouve partout dans les mathématiques. On ne peut en rejeter l’usage sans renoncer à utiliser le nombre π et les autres irrationnels : il y a quelque chose d’infini dans un cercle, dans le moindre segment de droite, dans chaque nombre irrationnel.

Suites, séries et convergence

La notion de suite, essentielle aux mathématiques et à la physique, implique l’infini. Une suite est définie par un processus qui permet, à partir d’un élément, de définir le suivant. Si le prototype est la suite des nombres entiers, on peut définir aussi la suite des nombres pairs, celle des nombres premiers, celle des carrés, etc. Le processus n’ayant jamais de fin, la suite est qualifiée d’infinie. Une des limitations dues au caractère infini d’une suite est l’impossibilité de répondre à toutes les questions concernant tous ses éléments. Peut-on alors considérer une suite infinie comme un objet achevé ? C’est certainement le cas de certaines au moins. Par exemple, chaque nombre irrationnel peut être défini comme une suite de nombres rationnels d’un certain type (appelée « suite de Cauchy »). Que l’on manipule les irrationnels comme d’autres nombres montre que l’on peut manipuler au moins certaines suites infinies.

Mathématiciens et physiciens ont souvent à effectuer la somme infinie de tous les termes d’une suite. On parle alors de « séries ». Alors que le nombre de termes est infini, le résultat peut être fini : la série, alors qualifiée de « convergente », manifeste une union du fini et de l’infini.

C’est le philosophe et mathématicien tchèque Bernard Bolzano (1781-1848) qui, affrontant le paradoxe de la réflexivité, ouvre vraiment la voie à ce qui est aujourd’hui notre conception de l’infini.

« Je suis tellement pour l’infini actuel qu’au lieu d’admettre que la nature l’abhorre, comme l’on dit vulgairement, je tiens qu’elle l’affecte partout, pour mieux marquer la perfection de son Auteur. » Leibniz. Cette citation est placée en exergue de l’ouvrage de Bernard Bolzano Les Paradoxes de l’infini, publié seulement après sa mort, en 1851.

Ce dernier franchit une étape mathématique décisive en défendant avec conviction l’idée d’un infini actuel, et non pas seulement potentiel (voir page 2 de ce dossier). Son statut ontologique serait exactement le même que celui des autres nombres (finis), et les mathématiques pourraient le manipuler aussi bien que n’importe quel autre objet mathématique.

Les paradoxes de l'infini. © Geralt, Pixabay, DP

Un tel infini, concernant les ensembles et les grandeurs, serait un objet quantitatif, muni d’une parfaite légitimité, à la différence de l’infini qualitatif des philosophes. Bolzano espère ainsi établir « sur un sol mathématique » la métaphysique de l’infini. Il considère, même si c’est de manière encore non formalisée, le concept « d’ensembles infinis comme des totalités achevées et non plus comme des successions non finies ».

Le paradoxe de la réflexivité

L’un de ses apports essentiels consiste à récuser le caractère paradoxal des paradoxes de l’infini : ils n’existent que tant que l’on tente d’appliquer des concepts finitistes à l’infini. Au contraire, Bolzano énonce que les propriétés considérées comme paradoxales doivent être utilisées pour définir l’infini. Il propose ainsi d’utiliser la propriété apparemment la plus paradoxale, celle de la réflexivité, comme la caractéristique des totalités infinies (ce qui revient à abandonner, pour les totalités infinies, le principe du tout et de la partie). Un argument utilisé jadis pour réfuter l’infini devient ainsi la propriété définissant les ensembles infinis !

La solution du paradoxe de la réflexivité est rendue parfaitement claire par le fait que la relation ensembliste « est contenu dans » ne doit pas être confondue avec la relation « avoir une taille plus petite que ». Les nombres carrés sont contenus dans les nombres entiers, mais en tant que totalité, ils ont la même taille. Il est bien vrai que si l’ensemble A est contenu dans l’ensemble B, alors la taille de A ne peut être supérieure à celle de B, mais si A et B sont infinis, leurs tailles peuvent être égales… Dans ces conditions, c’est alors le fini qui est défini de manière privative, par le fait qu’il ne possède pas cette propriété de réflexivité.

Bolzano : pas un seul mais plusieurs infinis

Autre idée fondamentale : celle qu’il y a non pas un seul mais plusieurs infinis. Si l’infini était unique, le nombre infiniment grand serait le plus grand de tous, ce qui est impossible. Bolzano considère la multiplicité comme condition d’existence de l’infini. Cela permet d’envisager concrètement l’idée d’infinis quantitatifs et de calcul dans l’infini.

Mais les calculs de Bolzano, s’ils préfigurent ceux dont nous avons l’habitude, sont encore confus et imparfaits. Il appartiendra à Richard Dedekind (1831-1916) et, surtout, à Georg Cantor (1845-1918) de mettre en forme et développer les idées de ce génial précurseur.

Comme l’a énoncé Galilée, la physique s’écrit dans le langage des mathématiques. De ce fait, les infinis qui s’introduisent en mathématiques doivent aussi intervenir en physique. La question concerne toute grandeur extensive : l’espace et le temps d’une part, les collections de nombres d’autre part, la matière enfin.

« Toutes les choses étaient ensemble, infinies tant en multitude qu’en petitesse ; car la petitesse aussi était infinie. » Anaxagore.

Matière : le continu, l'extensif et l'infini. Ici, Galilée. © Daniele Pugliesi, Wikimedia Commons, DP

L’infiniment petit et l’infiniment grand

Par la simple opération d’inversion, les mathématiques font correspondre des petits nombres aux grands nombres. Si A devient très grand, à la limite infini, 1/A devient très petit, à la limite zéro. Cela établit une correspondance entre le zéro et l’infini. Ainsi, selon la physique d’Aristote, l’infiniment petit est symétrique de l’infiniment grand : il s’agit d’un infini par division, c’est-à-dire un inépuisable qui se manifeste lorsqu’on coupe indéfiniment les grandeurs.

Le développement des mathématiques a abouti, au début de notre siècle, à une notion d’infini bien maîtrisée. Ce fut pourtant au prix d’un arsenal conceptuel relativement complexe, et l’on constate que le concept d’infini qui en résulte (par exemple les transfinis) ne s’inverse pas aussi facilement que l’on inverse un nombre. Ainsi, la nature et l’histoire des infiniment petits sont radicalement différentes de celles des infiniment grands. C’est vrai en mathématiques, c’est encore plus évident en physique, car l’infiniment grand et l’infiniment petit concernent, en principe, des branches totalement disjointes : astrophysique et cosmologie d’un côté, physique des particules de l’autre.

Une bible du XIIIe siècle. L'extension du monde relève-t-elle de l'infiniment grand ? L'organisation de la matière relève-t-elle de l'infiniment petit ? L'illustration suggère que Dieu connaît les réponses à ces questions fondamentales. Lentement, la physique s'achemine vers elles. © Bibliothèque nationale de Vienne, Autriche

Mesurer l’extension de la matière

Le problème de l’infiniment petit dérive du fait qu’une grandeur finie (la longueur d’un segment, une durée, une quantité de matière) peut être, au moins par la pensée, divisée en une infinité de sous-éléments. Pour repérer les changements ou les mouvements d’un système, il convient de mener l’analyse la plus fine possible, de considérer des intervalles spatiaux ou temporels et des quantités de matière les plus infimes, à la limite infiniment petits.

C’est ainsi que cinématique et dynamique conduisent à envisager des quantités de temps ou d’espace infiniment petites. De même, à propos de la matière et des grandeurs qui en mesurent l’extension (telles que la masse, le volume, etc.), l’infiniment petit se révèle incontournable.

L’expérience du continu

Dans tous ces cas (l’espace, le temps, la masse), la divisibilité à l’infini est reliée au caractère continu des choses. L’expérience du continu est enracinée au plus profond de notre manière d’appréhender le monde : le continu constitue l’indice intuitif de la solidité des choses, de la consistance et de la permanence du monde qui nous environne.

Le bloc de pierre se tient là, intègre et ferme, identique à lui-même. La surface immobile d’une mer tranquille offre sa continuité au regard. Et tout cela demeure, rebelle à toute cassure.

La physique quantique décrit toute substance (matière, rayonnement ou interactions) sous forme d’un champ quantique. Les propriétés d’un tel objet le distinguent des objets (particules ou ondes) que manipule la physique classique. Découvrons ici l’infini de la matière avec le concept de vide quantique.

« En réalité, le principe réside dans l’énergie et l’énergie n’est rien d’autre que principe ; l’énergie réside dans le vide et le vide n’est rien d’autre qu’énergie. » Wang Fuzhi (1619-1692).

L'infini de la matière : le vide. © ESO, Wikimedia Commons, CC by 4.0

Théorie quantique des champs et états

Un champ quantique s’étend obligatoirement dans tout l’espace. Cela n’a pas de sens de parler du champ ici ou là seulement : il occupe, fondamentalement, la totalité de l’espace et ne peut être conçu autrement que comme tel. Par ailleurs, un champ est défini par son « état ». Il peut y avoir par exemple des états à plus ou moins grande énergie, des états comportant plus ou moins de particules, des états plus ou moins bien localisés dans l’espace, etc.

Nouveauté fondamentale de la théorie quantique des champs : dans un état donné du champ, même parfaitement déterminé, le nombre de particules n’est pas toujours défini. C’est (entre autres) ce qui interdit d’employer systématiquement une description purement corpusculaire de la matière. Cela traduit le fait que la notion de particule est classique et non quantique.

État fondamental, ou vide quantique

Parmi tous les états concevables d’un champ, il en existe un (quelquefois plusieurs) dont l’énergie est minimale. On l’appelle « état fondamental », ou aussi « vide quantique », même si le terme est particulièrement mal adapté : cet état « vide » est en effet bien différent d’une totale absence. Son énergie est minimale, mais pas nécessairement nulle.

Par ailleurs, selon la physique quantique, tout ce que l’on peut observer fluctue, selon les relations d’incertitude de Heisenberg. Il faut se méfier d’une interprétation qui consisterait à dire que la réalité des choses fluctue : c’est ce que l’on peut mesurer (et que l’on cherche à interpréter en termes classiques) qui semble fluctuer.

Le vide n’échappe pas à cette règle et fluctue lui aussi. On l’exprime parfois sous forme imagée en disant que, pendant une brève durée Δt il est possible « d’emprunter » une quantité d’énergie ΔE pour créer des particules. Plus l’emprunt est long, plus l’énergie empruntée doit être faible : Δt et ΔE sont reliés par une « relation d’incertitude ». Des particules peuvent jaillir du néant, jouir d’une existence éphémère avant de retomber dans l’oubli.

Le vide en physique est un concept difficile à définir. On pourrait penser qu’il désigne l’absence de tout, mais il semblerait que ça ne soit pas vraiment le cas en mécanique quantique… Futura a interviewé Claude Aslangul afin qu’il nous en dise un peu plus sur le sujet. © Futura

Vide, particules virtuelles et états excités

Ainsi, le vide reste le siège de cette activité incessante, un abri pour cette multitude de particules au séjour temporaire. Toutefois, ces particules ne peuvent être détectées. Voyageant du vide au vide, elles sont qualifiées de « virtuelles ». Ainsi, le vide n’est pas inerte et sans propriétés, mais un ferment bouillonnant de particules virtuelles, vibrant d’énergie palpitante et de vitalité.

Au vide, s’opposent les états « excités ». Et ce sont les excitations par rapport au fondamental que nous interprétons en termes de présence de particules, par exemple des électrons, selon la conception ordinaire. Mais l’arrière-plan d’activité frénétique est toujours présent ; un électron se déplace en fait dans une mer de particules virtuelles enchevêtrées, de toutes les espèces : autres électrons, photonsquarksleptons, etc. La présence de l’électron trouble l’activité du vide, et cette distorsion agit en retour sur l’électron lui-même. Tout ceci complique énormément la description quantique qui doit prendre en compte tous ces phénomènes.

Transformation d’un photon en une paire électron-positron

Or, la diversité infinie de ces interactions fantômes implique des quantités infinies d’énergie. L’exemple le plus simple est celui de deux particules, deux électrons par exemple, échangeant un photon. Entre son émission et sa réception, ce dernier interagit en chemin avec d’autres particules avant d’atteindre l’autre électron.

Cela peut se traduire par la transformation du photon en une paire électron-positron ; les membres de cette nouvelle paire peuvent échanger à leur tour un autre photon virtuel ; puis s’annihiler en engendrant un nouveau photon, qui est cette fois absorbé par l’électron récepteur (voir diagramme de Feynman ci-dessous).

Diagramme de Feynman. © DR

Lorsque deux particules (ici deux électrons venant du bas) interagissent, elles peuvent le faire « simplement », en échangeant un seul photon (schéma du haut). Mais ce photon peut lui-même se matérialiser puis se dématérialiser en chemin. Sur le schéma du bas, par exemple, il crée une paire électron-positron qui recrée ensuite le photon. Si l’on tient compte de cette aventure, la description de l’interaction des deux électrons de départ n’est plus la même.

Cela n’est en fait que la « première correction ». En effet, il peut arriver au photon des histoires beaucoup plus compliquées qui représentent des corrections d’ordre 2, 3, 4… La physique quantique exige de tenir compte de l’infinité de ces corrections pour le moindre calcul. Cette difficulté considérable a conduit à incorporer à la physique quantique l’idée de renormalisation.

Ceci n’est qu’un exemple, et la diversité des possibilités est infinie. Les échanges toujours plus emmêlés entre différents types de particules virtuelles tissent une sorte de réseau ; des particules fantômes entrent et sortent, apparaissent et disparaissent dans un enchevêtrement vibrant d’énergie.

Comment calculer l’énergie d’un électron ?

L’infinie complexité de cette situation semble défier la compréhension et le calcul. Les problèmes surgissent par exemple lorsque l’on cherche à calculer l’énergie d’un électron. Le calcul direct aboutit à une valeur infinie : dans cette mer agitée par l’activité du vide, l’électron est enveloppé d’un voile frémissant d’énergie mal localisée, et qu’il faut bien prendre en compte.

Or, le calcul montre que les contributions des interactions se déroulant dans ce manteau de particules virtuelles augmentent sans limite près de l’électron. Problème grave, puisque cela voudrait dire que la seule estimation que l’on puisse faire de l’énergie d’un électron est infinie. Voudrait-on admettre ceci, que l’on en serait immédiatement dissuadé par le fait suivant : selon la relativité, l’énergie c’est de la masse ; l’électron aurait alors, contrairement à l’expérience, une masse infinie… 

Il faut donc trouver un détour. Par exemple, on peut comparer l’état du champ avec un électron, soit F1, avec l’état vide, soit F0. L’énergie de l’électron est estimée comme différence entre l’énergie (infinie) de F1 et celle (infinie également) de F0. Il est à noter qu’un problème du même genre se rencontre aussi en physique non quantique : l’électron, considéré comme une particule ponctuelle, prend, dans le propre champ qu’il crée lui-même, une énergie elle aussi infinie. Si l’on renonce à le considérer comme ponctuel, on est alors ramené à la physique quantique, avec les problèmes que l’on vient de décrire.

Notre univers est-il fini ou infini ? Y a-t-il une finitude du temps ? Quel modèle faut-il utiliser pour décrire notre univers ? Qu’y a-t-il avant le Big Bang ? Découvrez-le grâce aux notions de singularités et de temps zéro.

« C’est nous — la divinité indivise qui opère en nous — qui avons rêvé l’univers. Nous l’avons rêvé solide, mystérieux, visible, omniprésent dans l’espace et fixe dans le temps ; mais nous avons permis qu’il y eût à jamais dans son architecture de minces interstices de déraison, pour attester sa fausseté. » Jorge Luis Borges, Les Avatars de la tortue.

Singularités et temps zéro : de quoi s'agit-il ? Ici, le South Pole Telescope (à gauche) et Bicep2 (à droite), au pôle Sud, servant à mesurer la polarisation du fond diffus cosmologique. © Amble, Wikimedia Commons, CC by-sa 3.0

Le spectre du temps fini

Contrairement à la finitude de l’espace, le fini temporel semble effrayer davantage que l’infini. On peut y voir deux raisons :

  • La première, tout à fait légitime, découle de ce que cette limite temporelle passée semble se présenter, comme dans le cas du trou noir, sous la forme d’une singularité. Nous verrons plus loin ce qu’il faut en penser. Souvenons-nous que le problème du fini spatial a buté contre une telle question de limite jusqu’à l’introduction des géométries non euclidiennes et de la topologie (voir page 3 de ce dossier).
  • La seconde raison est moins physique : la durée finie du passé heurte le mythe tenacement ancré d’un univers sans évolution. C’est pour ces raisons que certains ont tenté de se débarrasser, non pas de l’infini, mais au contraire du caractère fini du temps passé.

La constante cosmologique et le Big Bang

Une des premières voies empruntées fut celle de la constante cosmologique Λ, à la suite des travaux de Georges Lemaître. Cette constante joue un rôle très important, car sa présence autorise à envisager des modèles d’univers selon lesquels l’expansion durerait depuis un temps passé extrêmement long, voire infini. Pour des valeurs de Λ adéquates, les solutions des équations de la relativité générale ne font intervenir aucune singularité passée : selon certaines, l’univers se serait d’abord contracté, depuis un temps infiniment éloigné dans le passé ; il aurait traversé une phase de compression minimale, sans singularité ; puis, enfin, il aurait entamé la phase actuelle de dilatation, pour une durée infinie dans le futur.

Les contraintes observationnelles récentes n’autorisent plus à soutenir ces modèles. Dès 1931, Lemaître avait déjà opté pour des modèles d’univers à passé temporel fini et à singularité initiale. Certains l’ont pour cela accusé de concordisme, c’est-à-dire d’avoir subi l’influence de ses convictions religieuses. En effet, les modèles de Big Bang décrivent un univers extrêmement chaud et dense dans sa phase initiale, et rempli de rayonnement. Cela rappellerait, déclaraient ses détracteurs, le « fiat lux » de la Genèse. Mais Lemaître s’en est intensément défendu, arguant à juste titre du caractère scientifique de ce qu’il appelait initialement « l’atome primitif ». Il semble plutôt en l’occurrence que ce soient ses détracteurs, par exemple l’astronome britannique Fred Hoyle, qui aient donné dans la confusion. C’est d’ailleurs ce dernier qui introduisit le magnifique contresens du terme « Big Bang » (contresens car le véritable Big Bang n’est en rien un grand boum explosif !) Il le fit par dérision, mais le mot a fait carrière.

Einstein lui-même a réagi négativement aux modèles de Big Bang en déclarant : « Non, cela rappelle trop la création ». Le célèbre astrophysicien Arthur Eddington, ayant pris cette idée en horreur, proposa en 1930 un modèle où la valeur de la constante cosmologique était spécialement ajustée de manière à décrire un univers sans Big Bang, infini dans le passé et dans le futur.

Le principe cosmologique parfait

Le spectre du Big Bang a effrayé bien d’autres bâtisseurs de cosmologies. En 1948, Hermann Bondi et Thomas Gold ont imaginé un processus de « création continue » de matière, dans le seul but de pouvoir construire un modèle alternatif au Big Bang, tout en restant en accord avec l’expansion cosmique observée. Il fallait que de la matière fût créée constamment et partout, de façon à maintenir constante la densité moyenne de l’univers, nécessaire à un univers stationnaire, en compensant la dilution due à l’expansion. Pour cela, il suffisait qu’un atome d’hydrogène fût créé, par mètre cube d’espace, chaque 5 milliards d’années !

Cette tentative de restauration du mythe d’un univers stationnaire qui serait invariable aussi bien dans l’espace que dans le temps (formalisée sous le nom de « principe cosmologique parfait ») était certes séduisante. Mais la suite des évènements a donné raison à Lemaître : l’abondance observée des éléments légers, la découverte du rayonnement de fond cosmologique et de ses propriétés, les âges des étoiles, l’évolution des galaxies… tous ces résultats militent en faveur d’une phase très chaude de l’univers primordial, et donc des modèles de Big Bang.

Le spectre de la singularité

Les modèles de Big Bang interdisent de considérer des instants antérieurs à t0, où le rayon d’échelle R(t0) était nul. Mais l’instant t0 lui-même fait surgir des problèmes d’infinis analogues à ceux déjà rencontrés à propos de la singularité du trou noir : l’univers aurait dû être concentré dans un volume infiniment petit, infiniment dense, et de courbure infiniment grande. Dans les modèles de Big Bang en expansion-contraction, le même sort attend d’ailleurs l’univers dans un futur fini, de plusieurs dizaines de milliards d’années. Ce serait alors un « Big Crunch » !

La singularité initiale marque, comme celle du trou noir, une réelle interruption (mais vers le passé cette fois) des lignes d’univers du fluide cosmique, et donc du temps. Elle n’est pas considérée comme un évènement. Pour le mathématicien, elle n’appartient pas à l’espace-temps mais constitue un bord temporel, situé à une durée passée finie. Difficile à admettre, alors que l’on s’est donné tant de mal pour éliminer l’existence d’un bord de l’espace ! Le paradoxe tient à la fois à son caractère fini (finitude du temps correspondant à l’arrêt brutal des lignes d’univers) et à son caractère infini (valeurs inconcevablement grandes de la densité et de la courbure).

Les cosmologues ont cherché à se débarrasser de cette monstruosité, dans un souci comparable à celui d’éliminer la singularité finale du trou noir. Ils ont tout tenté pour démontrer que la singularité initiale, où énergie et courbure de l’univers deviendraient infinies, n’a pas pu réellement se produire. L’idée de la constante cosmologique n’aboutissant pas, certains suggérèrent que l’utilisation d’hypothèses simplificatrices injustifiées avait peut-être faussé les calculs ; elle aurait fait apparaître dans les solutions des équations une singularité qui n’existerait pas réellement. Ce fut un échec également. Là encore, Lemaître avait, dès 1933, esquissé une démonstration capitale selon laquelle les singularités cosmologiques sont une conséquence inéluctable de la relativité générale, moyennant des hypothèses raisonnables. Il anticipait ainsi les fameux « théorèmes sur les singularités », redémontrés de façon plus générale dans les années 1960 et qui rendront célèbres leurs auteurs, Stephen Hawking et Roger Penrose : l’inévitable présence d’une singularité cosmique dans le passé de n’importe quel modèle d’univers, pour peu qu’il satisfasse à la relativité générale et contienne autant de matière que ce qui est observé. Une sorte de théorème symétrique de celui déjà prouvé pour le futur des trous noirs…

Seule solution pour se débarrasser des infinis gravitationnels : sortir du cadre de la relativité générale classique. Et c’est bien la voie qui semble raisonnable, car tout pousse les physiciens à considérer que l’apparition d’une singularité, caractérisée par des grandeurs infinies, marque la limite de validité d’une théorie. Nous avons d’ailleurs déjà remarqué que la relativité générale (ni aucune autre théorie de la gravitation proposée) n’est pas une théorie complète, faute d’incorporer les préceptes de la physique quantique qui décrit le monde microscopique. Il semble donc, de toute façon, extrêmement téméraire, et même injustifié, d’extrapoler les résultats de la relativité générale jusqu’à des distances arbitrairement petites, en particulier celles correspondant à une singularité. On sait même que l’on ne peut pas le faire à des échelles spatiales inférieures à la longueur de Planck (10-35 m). Cette échelle joue peut-être le rôle d’une sorte d’horizon microscopique. Sans savoir ce qui se passe exactement à ces dimensions, les physiciens estiment que la géométrie pourrait devenir elle-même sujette à des fluctuations quantiques, que la relativité ne permet pas de prendre en considération.

Et si le Big Bang, survenu il y a 13,8 milliards d’années, était en fait la sortie d’un trou noir ? C’est la question que Futura a posée à Jean-Pierre Luminet, astrophysicien de renom. © Futura

Ère de Planck et temps zéro

Or, selon les modèles de Big Bang, la reconstitution passée de l’évolution du facteur d’échelle de l’univers (voir plus haut) mène à une valeur aussi petite que 10-35 m. Le moment correspondant de l’histoire cosmique est appelé « ère de Planck ». Il correspond à un instant tPlanck légèrement postérieur (de 10-43 seconde) à t0. Les valeurs de la température et de la densité étaient énormes, respectivement 1032 K et 1094 g/cm3. Dans des conditions si terribles, la relativité générale ne peut être appliquée, ne serait-ce que parce qu’elle est impuissante à prendre en compte les effets quantiques, pourtant prépondérants : aborder cette période nécessite impérativement une théorie de la gravitation quantique, ou du moins une théorie qui unifie les interactions fondamentales.

Notre physique ne permet donc pas de remonter l’histoire passée de l’univers jusqu’à t0, c’est-à-dire jusqu’à la singularité. La validité de la reconstitution cosmique ne s’étend qu’entre aujourd’hui et tPlanck. Les tentatives d’imaginer les états antérieurs débouchent sur un flou quantique, si bien que l’histoire de l’univers ne peut être considérée qu’à partir de l’ère de Planck. Ce n’est pas le « vrai » début de l’univers, mais c’est le début de la période pendant laquelle nous sommes capables de le décrire et, dans une certaine mesure, de le comprendre. Cela ne change rien à la description ultérieure de l’évolution cosmique : que l’on remonte le passé d’aujourd’hui à tPlanck, ou bien (fictivement) jusqu’à t0, cela n’engendre qu’une différence de 10-43 seconde, à comparer à une durée d’expansion voisine de 10 milliards d’années.

Pour en savoir plus sur l’univers et ses mystères ainsi que sur la notion d’infini, découvrez le livre de Jean-Pierre Luminet De l’infini, aux éditions Dunod, qui nous convie à une exploration des « histoires parallèles » de l’infini.

Découvrez le livre de Jean-Pierre Luminet sur l'infini. Ici, représentation d'un trou noir. © Alain R, Wikimedia Commons, CC by-sa 2.5

Ce qui est directement connaissable est fini. Mais l’infini peut-il se rencontrer dans la nature, et dans les théories qui cherchent à la représenter ? Est-il présent dans le monde, dans les choses ? Ou bien réside-t-il seulement dans notre esprit, fiction nécessaire à la pensée, mais à laquelle nulle réalité physique ne correspond ?

De l'infini, aux éditions Dunod, Quai des Sciences, Paris, 2005. © Dunod

L’omniprésence de l’infini en mathématiques est étonnante, car l’Homme est un être fini, limité, embarqué sur une planète elle aussi limitée et finie. Pourtant, cet être fini examine l’infini et en joue, au point que l’infini lui est devenu indispensable pour comprendre le fini. Le problème de l’infini concerne autant la philosophie (la théologie, l’art, l’éthique…) que les sciences de la nature, la physique et les mathématiques.

De nouveaux infinis sont apparus avec la théorie quantique, la cosmologie relativiste ou les modèles de trous noirs. Et les développements les plus récents de la physique (topologie de l’espace-temps, renormalisation, vide quantique, théorie des supercordescosmologie quantique…) ont remis au goût du jour la notion d’infini, qui renaît sans cesse de ses cendres, tel un sphinx énigmatique aux multiples visages.

Jean-Pierre Luminet –

Astrophysicien Laboratoire d’Astrophysique de Marseille

futura-sciences.com