L’Assemblée nationale étudiait ces jours derniers un projet de loi sur le « droit à l’erreur ». En ce qui concerne les rapports entre la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) et les députés, ce beau principe est déjà une réalité. Alors qu’un nombre impressionnant d’élus du Palais-Bourbon ont omis de mentionner des informations importantes dans leurs déclarations d’intérêts, l’institution créée en 2013, à la suite de l’affaire Cahuzac, paraît fermer les yeux. Cette situation, difficile à croire tant la transparence a été, ces dernières années, érigée en bouclier face au « tous pourris » ambiant, est rendue possible par une rédaction subtile de la loi, interprétée de façon pour le moins compréhensive par la HATVP.
Il ressort des investigations de Marianne, qui s’est appuyé sur le travail de fond mené par le Projet Arcadie, que l’omission de certains renseignements devant figurer dans la déclaration d’intérêts, consultable par tout un chacun sur Internet, est un sport largement pratiqué au sein de l’Assemblée. Au 22 janvier, ils n’étaient que 220 députés à avoir parfaitement rempli (ou presque) leur déclaration d’intérêts. Selon la loi organique du 11 octobre 2013, consécutive à l’affaire Cahuzac, celle-là doit comporter de nombreux éléments : les revenus annuels touchés durant les cinq années précédant l’élection, les parts détenues dans des sociétés, les participations à des organes dirigeants d’entités publiques ou privées durant les cinq dernières années, le nom des collaborateurs parlementaires ou encore les mandats électifs effectués à la date de l’élection – ainsi que leur indemnisation.
Après avoir rempli sa déclaration, chaque élu « certifie sur l’honneur l’exactitude des renseignements indiqués ». Ce qui n’empêche pas les gros « oublis ». Les députées PS Ericka Bareigts et George Pau-Langevin n’ont, par exemple, pas jugé bon d’indiquer… qu’elles ont été ministres de François Hollande, touchant à cette occasion de jolis revenus. Quant à Eric Ciotti (LR) ou Nicolas Dupont-Aignan (DLF), ils ne se sont pas souvenus d’avoir été députés au cours de la précédente mandature.
AU MOINS 19 DÉPUTÉS ONT CARRÉMENT “OUBLIÉ” UNE OU PLUSIEURS ANNÉES DE REVENUS,
ET UNE TRENTAINE N’ONT PAS DÉCLARÉ LEURS SCI.
Certaines omissions apparaissent particulièrement problématiques, car elles permettent au parlementaire de se soustraire à l’obligation collective de déclarer publiquement l’ensemble de ses revenus professionnels et intérêts sur les cinq dernières années. Au moins 19 députés, représentant les groupes La France insoumise, Nouvelle Gauche, LREM ou LR, ont carrément « oublié » une ou plusieurs années de revenus, tandis que cinq d’entre eux n’ont pas estimé nécessaire de déclarer leurs parts actuelles ou récemment abandonnées dans une société. Trente députés se sont abstenus de déclarer publiquement leurs sociétés civiles immobilières (SCI), ce qui est pourtant une obligation légale.
FAUTE AVOUÉE… PARDONNÉE
Quand on contacte ces élus, les réactions oscillent entre l’incrédulité et la panique. Un député prévient immédiatement le service communication de son groupe qui… nous rappelle, manifestement par erreur, et laisse un message, afin de convenir de ce que le parlementaire en question « peut répondre à ce journaliste ». Quatorze députés reconnaissent immédiatement leur erreur – et plaident tous la bonne foi. « Vous avez raison, il y a un trou »,avoue sans mal le député LREM Pierre Person, qui a omis de préciser qu’il a été, de décembre 2016 à mai 2017, conseiller politique salarié d’Emmanuel Macron, à 2 800 € net par mois environ. Pour preuve de sa sincérité, il nous transmet immédiatement la déclaration modificative envoyée à la HATVP.
La présidente (LREM) de la commission des Lois, Yaël Braun-Pivet, assure qu’elle n’a pas pensé à déclarer sa société Voyageurs aux sources, détenue entre 2012 et 2014 : « Il s’agit en effet d’un oubli de ma part, en toute bonne foi si besoin est de le préciser. […] Ma société ayant cessé ses activités fin 2014, je n’ai tout simplement pas pensé qu’elle devait figurer dans ce cadre. Elle y figurera dorénavant. » Cette ex-avocate précise également avoir envoyé une nouvelle déclaration à la HATVP.
ÉTONNANTE IGNORANCE
D’autres députés semblent tomber à la renverse quand on leur signale leurs « oublis ». « Ah, je n’ai rien déclaré pour 2015 et 2016 ? C’est bizarre », indique Eric Diard (LR), devenu avocat courant 2015. « Ce ne sont pas des sommes tonitruantes, mais je vais appeler la haute autorité pour vérifier ça », assure l’ex-maire de Sausset-les-Pins (Bouches-du-Rhône), qui indique avoir gagné « à peu près 2 000 € » annuels en tant qu’avocat. Certains paraissent même découvrir l’état de leurs obligations déclaratives. « La personne qui s’est occupée de ça n’avait pas vu qu’il fallait indiquer les revenus avant mandat. Ça ne me dérange pas de le dire, même si je trouve ça très intrusif », raconte Jean-Félix Acqua-viva, député autonomiste de Corse (non inscrit). Il précise avoir gagné 2 850 € net mensuels à partir de 2012, en tant que président de l’office de tourisme du Centre Corse.
« Je n’ai pas indiqué de revenus, car je n’ai pas touché de revenus, j’ai touché des honoraires », tente carrément le député (LR) Mansour Kamardine, avocat à Mayotte. Une distinction pas prise en compte par la HATVP, comme l’ont noté les autres avocats élus au Palais-Bourbon, qui ont rempli correctement leur formulaire. L’élu de Mamoudzou ne peut pourtant être suspecté d’avoir tenté de dissimuler totalement son activité, étant donné qu’il indique dans la même déclaration être l’employeur de son épouse… secrétaire juridique.
« Mes revenus entre 2012 et 2015 ? Je n’ai pas l’impression qu’on me les ait demandés, mais c’est peut-être moi qui ai mal compris », plaide Stéphane Testé (LREM), en jurant lui aussi de rien avoir « à cacher » en tant que fonctionnaire de l’Education nationale aux revenus modestes.
Le cas le plus frappant de l’étonnante ignorance de certains élus est peut-être celui de Boris Vallaud (Nouvelle Gauche). Alors qu’il a été collaborateur ministériel d’Arnaud Montebourg, puis secrétaire général adjoint de l’Elysée, auprès de François Hollande, le député des Landes a indiqué des revenus pour les seuls mois de mars à juin 2017. « Ladite autorité me confirme que mes déclarations d’ intérêts, d’une part, et de patrimoine, d’autre part, sont en règle. […] La déclaration réclame soit l’activité des cinq dernières années, soit celle occupée à la date de l’élection… » nous répond-il dans un premier temps. L’énarque a en réalité fait la même erreur d’interprétation que la ministre Florence Parly, qui n’avait indiqué, dans sa déclaration d’intérêts initiale, que ses revenus de juin 2016 à juin 2017, en arguant de l’intitulé – très imprécis – du formulaire de la HATVP : « les activités professionnelles donnant lieu à rémunération ou gratification exercées à la date de l’élection ou de la nomination ou au cours des cinq années précédant la déclaration ». L’institution lui avait alors fait savoir que les cinq dernières années devaient bien être déclarées. Quand on signale ce précédent à Boris Vallaud, il rappelle, désemparé : « J’ai eu la HATVP, ils m’ont dit le contraire de ce qu’ ils m’avaient affirmé il y a quelques jours. Je fais le nécessaire immédiatement et je vous redis ma bonne foi. Je n’ai jamais caché mes activités et je n’avais donc aucun intérêt à cacher mes revenus. »
Boris Vallaud n’a indiqué qu’une partie de ses revenus. – Maxppp
A priori, pas de raison de douter de la bonne foi de ces élus. Pour autant, il semble évident que nombre d’entre eux ne se sont pas beaucoup renseignés sur leurs obligations déclaratives. Selon l’entourage du président de l’Assemblée nationale, François de Rugy, le temps y est pour beaucoup : « Les délais pour effectuer la déclaration d’intérêts sont de deux mois, donc c’est tombé cette année au plein milieu du mois d’août. Nous avons envoyé des courriers de rappel aux députés, mais il est évident que, en raison de la date limite, du nombre de primo-députés et du rythme de la session de juillet, les conditions n’étaient pas idéales pour que tout soit parfaitement rempli. Nous réfléchissons à porter ce délai à trois mois. »
François de Rugy, président de l’Assemblée nationale. – Maxppp
Détail piquant : François de Rugy a, lui aussi, omis un intérêt dans sa déclaration, à savoir la présidence du Parti écologiste, qu’il n’a quittée que récemment.
“MES REVENUS ENTRE 2012 ET 2015 ? JE N’AI PAS L’IMPRESSION QU’ON ME LES AIT DEMANDÉS…”
STÉPHANE TESTÉ (LREM)
Ce n’est pas faute, de la part de la HATVP, d’avoir prévenu les députés. Dans son dossier de presse, rendu public le 19 octobre, l’institution que préside jusqu’en 2019 l’ex-magistrat Jean-Louis Nadal précisait avoir contacté les parlementaires à plusieurs reprises. Un premier courriel a été envoyé le 28 juin, un courrier accompagné d’une brochure d’information a été posté le 5 juillet, tandis que des courriels de relance personnalisés ont été envoyés le 18 août, la veille de la date limite de dépôt des déclarations. Malgré tout, 13 députés n’ont pas expédié leurs documents dans les temps… Dans sa brochure, la HATVP avertissait par ailleurs les élus de l’existence d’un « guide du déclarant », consultable « sur le site Internet de la haute autorité » et « sur le site de télédéclaration ». S’ils l’avaient lu en entier, les 30 députés qui n’ont pas mentionné leurs sociétés civiles immobilières (SCI) dans cette déclaration auraient su qu’ils doivent indiquer « les participations détenues dans le capital d ‘une société » et que « cela concerne toutes les sociétés, quelle que soit leur forme (sociétés par actions, sociétés à responsabilité limitée, sociétés civiles… ) ». Parmi eux, quelques cadors du Parlement, comme Christian Jacob et Gilles Carrez (LR), le président du groupe UDI Franck Riester, le trublion du FN Gilbert Collard, ou encore le rapporteur général de la commission des Affaires sociales, Olivier Véran (LREM).
Jean-Louis Nadal, président de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique – Maxppp
Pour autant, plusieurs de ces élus signalent qu’ils ont bien fait figurer ces SCI dans leur déclaration de patrimoine, concomitante à la déclaration d’intérêts. « Ma SCI est familiale, c’est donc un élément de patrimoine, pas d’ intérêts, et la HATVP me l’a confirmé », affirme Olivier Véran. Il est vrai que les SCI – dont la seule particularité formelle est d’associer au moins deux personnes – peuvent recouvrir des réalités diverses. Certaines correspondent à des résidences principales, d’autres renvoient à des locations de locaux. « Les SCI peuvent avoir un objet commercial, c’est indéniable », assure, en expert, l’ex-Président de la commission des finances Gilles Carrez, qui « reconnaît » ne pas s’être « posé la question » de la déclaration de ses trois SCI familiales.
Cette subtilité juridique a un vrai enjeu pratique. Les déclarations de patrimoine, qui portent sur tous les biens détenus, sont consultables uniquement dans la préfecture d’élection du député, sur rendez-vous. Surtout, la divulgation de tout ou partie de cette déclaration est interdite (même à la presse), passible de 45 000 € d’amende. Certains députés, comme l’avocat Stéphane Mazars (LREM), ont bien déclaré publiquement leurs SCI. Comme quoi, c’était possible !
Gilbert Collard n’a pas mentionné sa société civile immobilière. – Maxppp
La position de la HATVP laisse à ce titre perplexe. Si l’institution se refuse à évoquer les cas individuels et ne confirme pas avoir conseillé aux députés de ne pas indiquer leurs SCI dans leurs déclarations, force est de constater qu’elle ne court pas après les parlementaires indélicats. Tous les députés interrogés affirment n’avoir jamais essuyé la moindre remarque de la HATVP sur leur déclaration d’intérêts, au contraire de la déclaration de patrimoine, analysée minutieusement. Interrogée, l’autorité renvoie à son dossier de presse, qui précise que seules les « omissions substantielles » sont ciblées. Le professeur de droit public Paul Cassia confirme : « C’est vrai que la loi limite “en creux” le contrôle de la HATVP aux omissions de déclarer une partie “substantielle” du patrimoine ou des intérêts. » Selon la loi de 2013, une telle omission est passible de trois ans de prison et 45 000 euros d’amende. « Transmettre à la justice des petits oublis d ‘ intérêts, je crois que cela n’a pas été prévu par la loi, rappelle l’ex-député René Dosière, spécialiste du sujet. Mais il est étonnant que la HATVP n’attire pas l’attention des députés sur ces manques. »
En clair, aucune sanction n’est prévue à l’encontre des députés qui ne déclarent pas tous leurs intérêts, pour peu que l’omission demeure « non substantielle ». Reste à préciser cette idée d’omission raisonnable, interprétée de façon a priori très indulgente par la HATVP. Le risque est qu’à force d’exceptions et de brèches les déclarations d’intérêts deviennent un document incomplet, donc inintéressant pour le citoyen. Loin de mériter son intitulé, la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique effectuerait alors son contrôle en toute opacité. Un comble, les « lois Cahuzac » ayant justement été pensées pour favoriser un contrôle citoyen des élus. A l’origine, François Hollande s’était d’ailleurs prononcé pour des déclarations de patrimoine publiques pour les députés et sénateurs, avant qu’une fronde parlementaire n’obtienne in extremis l’affadissement de la mesure.
QUESTION DE CONFIANCE
Le ministre délégué aux Relations avec le Parlement Alain Vidalies, chargé de présenter les textes correspondants devant le Sénat, le 9 juillet 2013, assurait tout de même alors que « ces projets de loi font le pari de restaurer la confiance dans les institutions comme dans leurs serviteurs, en misant précisément sur la confiance en nos concitoyens ». Et il ajoutait : « Le contrôle des électeurs sur ceux à qui ils ont confié le soin de les représenter est une exigence démocratique ancienne. »
Ne pas proposer aux citoyens des déclarations d’intérêts exhaustives reviendrait de surcroît à rendre plus difficile le travail d’investigation de la presse, qui, jusqu’à présent, a révélé davantage d’affaires politico-financières que les autorités de contrôle. René Dosière y voit un enjeu majeur : « La transparence, ce n’est pas le voyeurisme, c’est le moyen qui permet à la presse et au citoyen d’aller plus loin. Le meilleur exemple, c’est l’affaire Fillon : en 2013, on a rendu obligatoire la mention du nom des collaborateurs parlementaires. On pensait que ce n’était rien, on n’a même failli ne pas le faire. Et c’est de là qu’on a découvert que François Fillon avait employé sa femme. » Jusqu’à présent, la HATVP a transmis une vingtaine de dossiers concernant des déclarations patrimoniales douteuses à la justice. Elle n’a encore trouvé aucun cas concernant les déclarations d’intérêts le justifiant.
Étienne Girard – marianne.net